La vie de l'intelligence


 

 Marie Dominique Philippe, la soif de la 

Lumière divine

Il est difficile de présenter en quelque mots une personnalité aussi riche et profonde que celle d’un grand philosophe, théologien et mystique qui a voué toute sa vie au service de la recherche de la Lumière divine. Cela vaut pourtant la peine, car même avec des mots insuffisants pour le faire découvrir, cela garde valeur de témoignage et de gratitude. Le père Marie-Dominique Philippe était un dominicain, un prêtre catholique, né à Cysoing le 8 septembre 1912 et mort le 26 août 2006 au prieuré de Saint-Jodard dans la communauté saint Jean qu’il a fondée après avoir enseigné la philosophie et la théologie à l’université de Fribourg en Suisse.

Un philosophe passionné par la recherche de l’être à l’homme

La philosophie du père Marie-Dominique Philippe est curieusement terriblement méconnue. Il en avait pourtant exposé les grands traits dans un petit livre étonnant La Lettre à un ami, un itinéraire donnant les grandes étapes d’un cheminement philosophique s’achevant en sagesse. Le titre de ce livre n’était pas fortuit. Ce n’était pas un titre vendeur proposé par un éditeur. Il exprimait très exactement ce que le père Philippe considérait comme la condition pour faire de la philosophie ensemble. Il faut cette amitié. Ce n’est pas une amitié fondée sur une attirance sensible ou un amour passionnel ! Non une amitié parce que les regards sont tournés vers le même but la recherche de la vérité. Pour lui, la philosophie était une quête éperdue de la vérité. Il possédait en ce domaine une sorte de ferveur contagieuse. La recherche de la vérité, même en philosophie, réclame une bienveillance de fond qui permet de garder les yeux ouverts pour regarder et écouter l’autre. L’autre c’est d’abord l’ami. C’est l’autre le plus important pour nous. L’autre c’est l’homme dans toute sa diversité et toute sa profondeur, c’est aussi l’homme dans toute sa complexité. Le père Philippe a eu de très nombreux amis, de tous âges, dans tous les milieux, dans de nombreuses nations, des amis de droite ou de gauche, pauvres comme Job ou riches. Il ne faisait pas le tri, des amis qui partageaient avec lui leurs questions, leurs recherches, leurs travaux mais aussi leurs joies et leurs peines. Tout l’intéressait.

Il disait dans son enseignement que le philosophe ne peut pas se spécialiser dans tel ou tel aspect de la philosophie parce qu’il regarde l’homme. L’homme n’est pas d’abord l’affaire de spécialistes, faire de la philosophie, c’est chercher à vivre pleinement notre vie d’homme, chercher à la vivre avec intelligence. C’est pourquoi il pensait que la philosophie n’était pas réservée à une élite, à un petit cercle universitaire. Chacun, à son rythme pouvait y avoir accès. Chercher à comprendre l’homme n’est pas une petite affaire. "Connais-toi, toi-même" disait Socrate. De ce point de vue là, il y avait quelque chose de socratique chez Marie-Dominique Philippe. La philosophie devait apporter à l’homme une connaissance profonde de ce qu’il est avec ses grandeurs, ses limites, ses erreurs. La philosophie avait une fonction dévoilante. Il fallait aller toujours plus loin, approfondir, découvrir ce qui n’était pas immédiatement donné ou évident.

La philosophie doit permettre à l’intelligence d’être plus elle-même, de voir tout ce qui est, avec un discernement plus grand, une pénétration plus profonde. Cette recherche de la vérité sur l’homme n’était pas abstraite pour lui. Elle regardait d’abord le philosophe lui-même et puis tous ceux qu’il rencontrait et était amené à découvrir.

Un philosophe passionné par l’art

Marie-Dominique Philippe aimait l’art et les artistes. Il ne se contentait pas de faire des analyses d’œuvres d’art. Il n’appliquait pas de méthode dans l’approche des œuvres d’art. Sa philosophie de l’activité artistique était beaucoup plus profonde qu’une simple esthétique. Il se déplaçait, allait voir tantôt une pièce de théâtre, un spectacle de danse contemporaine, une exposition de peinture, un concert etc. Il avait de grands amis artistes dans toutes les formes d’art et regardait avec une attention particulière ce que ceux-ci réalisaient. Il en parlait avec eux. Sa culture était immense. Il a encouragé la création de festivals, notamment le Festival Agapè, qui s’est développé à Genève d’abord puis continue son travail dans différents endroits, en France et à l’étranger et notamment à Saltillo au Mexique !

Pour découvrir la pensée de Marie-Dominique Philippe sur l’art, il y a – outre les cours nombreux qui ont été enregistrés – la découverte des deux tomes imposants d’un essai philosophique intitulé : l’Activité artistique. Cette lecture devrait, à elle seule, nous permettre de comprendre le regard que pose le philosophe sur cette activité profondément humaine du "faire". Si nous y réfléchissons un peu, nous comprenons tout de suite combien le "faire" tient une place importante dans notre vie. Combien d’heures passons-nous chaque jour (et dès l’enfance avec l’école) à travailler ? Si l’homme ne peut se résumer à l’homme travailleur (ce serait l’amputer d’autres dimensions de lui-même qui ne sont pas moins importantes) combien le travail sous toutes ses formes tient une place importante. Alors chercher à comprendre ce qu’est un travail humain devient une préoccupation essentielle pour le philosophe.

Le philosophe de l’amitié

Nous l’avons dit, le père Marie-Dominique Philippe avait de très nombreux amis. Il était ce que nous pourrions appeler un homme amicable (amicabilis). Il a compris sans doute à travers sa lecture profonde d’Aristote (mais au fond on ne trouve vraiment dans un philosophe que ce que l’on y cherche !) l’importance de l’amitié dans le vie humaine. Elle est une véritable finalité, elle donne un sens à la vie humaine. Aristote disait que l’homme sans ami était le plus malheureux des hommes. L’amitié permet de faire l’expérience humaine du bonheur. Il l’appelait l’amour d’amitié. Un bien beau nom. L’amour d’amitié veut dire un amour pleinement humain engageant l’homme non seulement au niveaux des passions mais avec son intelligence et son cœur. Un amour spirituel pourrait-on dire. Mais un tel nom est souvent mal compris. C’est un amour humain qui procède d’une attraction que l’ami opère sur nous. Il nous attire. Une attraction qui va impliquer une délibération, un choix et une décision. On s’engage dans l’amitié librement, consciemment et si possible avec toute notre intelligence. C’est pourquoi Marie-Dominique Philippe aimait répéter dans son enseignement que l’intelligence devait être gardienne de l’amour. Non pour le bloquer, non pour l’écraser, non pour s’exalter elle-même et le tuer, mais pour lui permettre de demeurer toujours un amour pleinement humain et responsable. Le père Philippe avait une très grande limpidité dans ses relations amicales, peut-être tout simplement parce que sa sensibilité était extrêmement limpide.

Le père Philippe a enseigné l’éthique et avait le projet de sortir un ouvrage qui n’existe malheureusement que sous la forme d’un double polycopié.

Le philosophe de la coopération

Marie-Dominique Philippe n’était pas un homme politique au sens où nous pouvons l’entendre habituellement. Certains l’imaginaient en homme de droite, d’autres le trouvaient sans doute trop à gauche. Il était un homme pour qui la politique était avant tout la gestion de la communauté humaine où chacun amenait sa contribution au service de tous et tous au service de chacun. Il comprenait très bien qu’en philosophie politique il n’y avait pas de principes propres. La philosophie politique est une dimension de l’éthique dans laquelle nous trouvons le principe propre de l’activité humaine. La finalité humaine est toujours personnelle et non communautaire. La vie politique est de l’ordre de la disposition. Elle doit permettre à chacun et à tous de parvenir à cette finalité humaine que l’on découvre dans l’amitié et pour certains dans la contemplation.

Un philosophe contemplatif

Il suffisait d’écouter les cours du "maître" de la Fribourg Suisse pour comprendre l’altitude de ses pensées. Formé à l’école des grecs (Il enseignait l’histoire de la philosophie grecque à Fribourg), il y avait chez lui une compréhension profonde de la nature et du vivant. Il avait appris à la regarder avec un regard simple et pénétrant, sans doute à l’école des premiers physiciens, d’Héraclite, puis de Platon et d’Aristote. Il a tout naturellement développé une philosophie du vivant à laquelle seuls quelques privilégiés ont accès, car il s’agit je crois d’un polycopié qui n’a jamais été édité. Mais nous avons accès aux lignes directrices de la philosophie seconde du père Philippe à travers son œuvre si importante : Introduction à la Philosophie d’Aristote. Quelques éléments apparaissent également dans la Lettre à un ami.

Mais évidemment le père Philippe s’est illustré particulièrement dans sa philosophie première. La philosophie de "ce qui est en tant qu’il est". Les études si profondes sur la problématique de l’être ont été réunies dans les volumes de ses essais sur  l’être, puis la grande remontée vers l’existence d’un Être Premier dans ses ouvrages réunis sous le nom : de l’être à Dieu. Tout cela a été repris, avec la bienveillante complicité de Marie-Dominique Goutierre, dans l’ouvrage "Retour à la source" publié chez Fayard.

La métaphysique du père Philippe n’était pas la scolastique thomiste classique. Il n’a pas fait une métaphysique à partir de Thomas d’Aquin, mais une philosophie première fondée sur le présupposé à toutes nos expériences : le jugement d’existence qui vient débusquer l’être à l’intérieur même du devenir. Pas d’intuition de l’être à la manière de Jacques Maritain, mais des analyses profondes de ce qui est regardé en tant qu’il est. Le père Philippe était ce que l’on pourrait appeler un grand aristotélicien. Je me souviens d’avoir interrogé à la fin d’une conférence Emmanuel Lévinas pour lui demander ce qu’il pensait du père Philippe. Il a eu cette réponse spontanée : "C’est un bon aristotélicien", ce qui, dans sa bouche n’avait rien de péjoratif.

Toute la métaphysique du père Philippe était finalisée dans un premier temps par la compréhension en profondeur de la personne humaine. L’être sert à comprendre ce qu’est l’homme, ce qu’est l’esprit en l’homme. Dans un deuxième temps sa métaphysique s’achevait dans la question puis la découverte d’un Être Premier que l’on peut reconnaître comme le Dieu des traditions religieuses monothéistes. Alors sa pensée s’achevait dans un regard de sagesse posé sur toutes choses dans la Lumière de cette ultime découverte. 

Un théologien catholique

Le père Philippe était un théologien très attaché à son église. Il sentait que la navire était terriblement secoué, que beaucoup perdaient ou se détournaient de la foi. Il comprenait la difficulté que représentait de garder la foi dans une culture façonnée par les grandes idéologies athées qui se sont développées au XIXe et au XXe siècle. Il aimait beaucoup l’Eglise Orthodoxe. Quelques temps avant sa mort, alors que nous conversions sur la situation des églises, il me dit : "Les orthodoxes ont gardé la foi". Ce n’était pas seulement pour me faire plaisir. Mais il comprenait l’importance d’enraciner la théologie dans la prière, la Parole divine et une liturgie qui soit un vecteur fidèle de la foi. La théologie du père Philippe s’est faite principalement à l’école de saint Jean. Il vivait du mystère du disciple bien-aimé comme peu d’hommes. C’était pour lui une nourriture permanente. L’Apocalypse le maintenait dans l’espérance, la Première Epître le donnait à ses frères, l’Evangile nourrissait sa foi contemplative.

Théologien du Christ Crucifié et Glorifié

Le père Philippe vivait d’un regard constamment tourné vers le Christ. Pour lui, l’Heure du Christ, la Croix était la Victoire du Christ sur le Mal. Le Christ à la Croix glorifie le Père et le Père le glorifie. C’est donc une grande victoire de la Lumière divine qui se réalise à l’heure même où les ténèbres s’abattent sur le monde.

Le père Marie-Dominique Philippe a composé un merveilleux ouvrage de théologie mystique johannique : Le Mystère du Christ Crucifié et Glorifié. Mais ce n’est là encore qu’un échantillon de son enseignement spirituel.

Théologien de la Mère de Dieu

Une de ses œuvres majeures est intitulée Mystère de Marie. Il y regarde la Mère de Dieu dans la perspective de la croissance en Elle de l’amour divin. Sur la Terre, Marie n’a cessé de croître d’amour en amour jusqu’à son entrée dans le Ciel. Comprendre cette croissance de la Mère de Dieu et les étapes de cette croissance nous éclaire sur notre propre parcours. Les chemins que nous devons traverser sont illuminés par celle qui est Mère de la vie divine des fils de Dieu. Le père Philippe à la suite de saint Jean avait réellement pris Marie chez lui. Ce n’était pas une dévotion sentimentale. Il l’avait prise avec toute son intelligence et son cœur parce qu’il avait compris que c’est Elle seule qui peut nous mener à bon port.

Voilà j’ai rédigé ces quelques mots en hommage à un professeur, un maître et un ami qui nous a quittés il y a sept ans… A Dieu cher père Philippe…

Frédéric Tavernier Vellas